Pour la première fois de sa vie, l'élève parfaite Natasha avait fait une faute.

Ça s’est passé en dictée. Il y a eu un flottement dans la classe et les élèves se sont mis à chuchoter : "Natasha a fait une erreur !! Elle ne va pas avoir 20 sur 20 !!". 


L'atmosphère de vertige était palpable. La pauvre était aussi rouge que l'encre de mon stylo et j'ai eu mal pour elle, car son identité serait chamboulée à jamais : Natasha était devenue faillible.

Si on devinait l'émotion dans ses yeux, elle restait digne, avec son maintien droit caractéristique, puisque Natasha veut devenir "soldate". Elle parle exactement comme à l'armée, de manière dynamique, sonore et articulée, scandée. Son bureau est propre, ses cahiers impeccables, elle n'a pas bavardé une seule fois et en sport elle est systématiquement dans le groupe des plus forts. Meilleur élément de toutes ses promotions successives, Natasha ne connaît que la note maximale, la perfection. Elle termine ses exercices avant les autres et ils sont tout justes, alors je lui invente d'improbables problèmes. Quand ses camarades ont du mal à dessiner les aiguilles d'une horloge vide où il faut indiquer "7h10", je lui demande de placer "32h85" pour voir ce qu'elle va faire et aussitôt elle écrit "9h25" car "32h85 = 24h + 8h85 => 9h25" alors je suis toujours obligé de compliquer davantage...

Mais aujourd'hui, elle s'était trompée.

Qu'allait-il se passer désormais, semblaient me demander les élèves !

C'était pourtant une petite erreur : un oubli d'accent. L'accent circonflexe sur le " i ". Sur le " i " du mot " naître "... Dans cette même dictée, le deuxième de la classe avait pleuré quelques instants plus tôt, car lui avait mis un accent circonflexe sur le " i " du mot " titre ", alors qu'il n'y en a pas ! La tête dans les bras, inconsolable, il répétait : "ma mère va m'tuer, ma mère va m'tuer !".

Décidément cette histoire d'accent circonflexe sur des " i " était l'événement du jour. C'est alors que je fus pris d'un terrible doute sur l'écriture du mot naître. Confusément, je me rappelais de ces débats autour d'une réforme de l'orthographe. De cette histoire du mot "MAÎTRE" qui s'écrirait dorénavant sans son accent. Evidemment, comme un fieffé conservateur attaché aux règles complexes dont la maîtrise me distingue de la masse, je détestais cette réforme. Je ne l'appliquais pas et personne ne l'a appliquée jusqu'à très récemment. Certains manuels scolaires en effet ont choisi il y a quelques années de suivre ces recommandations officielles, qui datent pourtant de 1990 !

Je comprends alors que la petite Natasha n'a fait que respecter cette nouvelle orthographe, telle qu'elle l'a toujours vue dans les livres les plus récents. Après vérification par arbitrage vidéo hawk eye en direct, je suis obligé d'accorder le point à Natasha et à tous ceux qui avaient fait l'erreur, enfin, la non-erreur, du coup. 


Naturellement ils sont contents pour eux-mêmes mais aussi, je crois, soulagés pour Natasha. L'orthographe a peut-être changé, mais pas la note de Natasha, qui poursuivra sa série d'invincibilité et à qui je dis "olala, tu as eu chaud dis donc ce matin" !


J'invite les élèves à compter leurs erreurs et à inscrire ce nombre dans la marge, afin que je vérifie et leur mette une note. Je me penche au-dessus de l'épaule de Natasha et je la vois écrire avec application: "0 erreurs".

Un " s " à erreur, alors qu'il n'y en a pas ?!

Pour la première fois de sa vie, l'élève parfaite Natasha avait fait une faute.